Grand spécialiste des questions olympiques, le journaliste américain Alan Abrahamson était présent à Buenos Aires, en début de mois, pour la 125ème session du CIO. FrancsJeux publie aujourd’hui l’un de ses articles, consacré au Sheikh Ahmad al-Fahad al-Sabah, personnage clé mais controversé de l’institution internationale. Pour retrouver la version originale de cet article en langue anglaise sur 3WireSports, cliquez ici.
« Les médias m’ont demandé mon point de vue. J’ai répondu : Merci de faire de moi un héros. » L’homme qui s’exprime ainsi est koweitien. Son nom : Sheikh Ahmad al-Fahad al-Sabah. La scène se passe mardi dernier à Buenos Aires, dans le lobby de l’hôtel Hilton. L’Allemand Thomas Bach vient d’être élu 9ème président du Comité International Olympique. Plus tôt dans la session, la lutte a été réintégrée au programme olympique. Et Tokyo a gagné la course pour les Jeux de 2020.
Quelques instants plus tôt, Anita DeFrantz de Los Angeles a été élue à la Commission exécutive du CIO. Au grand plaisir de certains. A la grande surprise des autres. En effet, sans le soutien du Sheikh, l’Américaine n’avait jamais réuni plus de quelques voix à chaque campagne menée ces douze dernières années.
Le Comité Olympique des Etats-Unis est encore loin de prendre une décision quant à une éventuelle candidature pour 2024. Les coûts sont effarants. Le gouvernement fédéral est particulièrement incertain. Mais si Anita DeFrantz peut intégrer la Commission exécutive avec l’appui du Sheikh, une candidature américaine aux Jeux de 2024 – un projet, à l’heure actuelle, soutenu par le Sheikh – mérite au moins d’être considérée.
Et le Sheikh de poursuivre : « Les Américains m’ont demandé : « Etes-vous l’homme le plus puissant dans le sport ? » Je leur ai répondu : « Etes-vous la nation la plus puissante ? » Puis, de façon plus sérieuse : « Me demander si je suis l’homme le plus puissant fait du tort au docteur Bach ». Il égrène alors les faits d’armes de Bach : escrimeur médaillé d’or, membre du CIO pendant 22 ans, vétéran de la Commission exécutive, président de la Commission juridique, responsable des enquêtes anti-dopage, négociateur des droits télévisés européens.
« Surtout, poursuit le Sheikh, ne donnez pas l’impression que le docteur Bach n’est pas le pouvoir. Il est le pouvoir. »
Tout au long de la semaine dernière à Buenos Aires, le Sheikh, par ailleurs Président du Conseil Olympique d’Asie et de l’Association des Comités Nationaux Olympiques, s’est fermement établi comme l’homme fort de l’influence Olympique.
Tokyo, la lutte, Bach – le Sheikh a réalisé le tiercé gagnant. Puis, pour faire bonne mesure, DeFrantz.
Comment cela a-t-il pu arriver, et pourquoi ? Est-ce qu’une telle concentration d’influence dans les mains d’un seul homme est positive pour le mouvement Olympique ?
La famille al-Sabah occupe des postes-clés au sein du gouvernement et de l’armée du Koweït, et elle a de larges intérêts dans l’industrie du pétrole. Le Sheikh n’a jamais rien caché de tout cela. Sa biographie Olympique, par exemple, rappelle son service militaire réalisé en tant qu’officier de l’armée Koweïtienne entre 1985 et 1990. Il est également rappelé en détails qu’il a été président de l’OPEP entre 2003 et 2005, ministre de l’Energie du Koweït et, depuis 2006, Ministre de la Sécurité Nationale.
En 2008, un document de l’ambassade américaine, dévoilé par Wikileaks, indiquait que le Sheikh Ahmad était « largement perçu comme quelqu’un de corrompu ». Aucun détail pour soutenir cette déclaration, mais, en revanche, ce superbe compliment : « (Sheikh Ahmad) est intelligent, ambitieux et largement perçu comme le seul membre de la famille dirigeante ayant à la fois la volonté et la capacité de diriger. »
Lors de sa toute première conférence de presse, quelques heures après son élection, Thomas Bach a répondu aux questions de la salle sur sa relation avec le Sheikh, dont le soutien était de notoriété publique. « Vous ne pouvez pas gagner les élections à la présidence du CIO avec le soutien d’une seule personne », a répondu Thomas Bach, ajoutant un moment plus tard, en référence aux membres du CIO : « Ils sont tous des individus à forte personnalité. Vous devez les convaincre un par un. C’est ainsi que j’ai essayé de mener ma campagne. »
Répondant à une autre question, Thomas Bach indique : « Dans toutes mes conversations avec les membres du CIO, je n’ai pas fait une seule promesse. Cela me permettra, mardi prochain, lorsque j’irai à Lausanne de commencer avec une feuille blanche. »
Pourtant, une spéculation effrénée prête au Sheikh la volonté de se présenter personnellement à la présidence du CIO. Le mandat de Thomas Bach sera de 8 ans, renouvelable pour 4 années. Le Sheikh n’a que 50 ans. Il y a donc tout le temps qu’il faut.
Ce que tant de gens veulent savoir, c’est si le Sheikh est une puissance bénéfique ou pas.
Le quartier général du Sheikh à Lausanne est l’Hôtel Beau Rivage, près du Lac. Son argent est certainement bien dépensé là-bas. Mais c’est aussi le cas d’un grand nombre des membres du CIO.
Le Sheikh a donné une fête à Buenos Aires pour marquer la fin de cette 125ème session historique. Une fête privée, sur invitation, dans un palace. Quelques jours plus tôt, dans le même hôtel, les responsables de la lutte avait donné une superbe fête de célébration. Une excellente affaire.
Le Sheikh – et ses nombreux, très nombreux supporters – ont tous insisté sur le fait qu’il n’y avait là rien de suspicieux. Peux eux, le Sheikh est totalement légitime. En réalité, disent-ils, le Sheikh est totalement engagé en faveur des meilleures pratiques de gouvernance et de transparence au sein de la sphère Olympique.
Le Sheikh a pris la tête de l’ACNO l’année dernière. Ce rôle lui permet de gérer la Commission pour la Solidarité Olympique du CIO, un programme qui vise à fournir une assistance financière, technique et administrative aux Comités Nationaux Olympiques, particulièrement à ceux de pays en voie de développement. Son budget entre 2009 et 2013 : 435 millions de dollars, soit plus de 40 % d’augmentation par rapport à la période précédente (311 millions de dollars entre 2009 et 2012).
Comme l’a dit un membre européen du CIO, s’exprimant anonymement : « Le Sheikh est dédié. Le Sheikh est actif. Le Sheikh est intéressé. C’est un nouvel ordre des choses ».
L’ambiance mystérieuse qui perdure autour de Sheikh Ahmad vient en partie du pays dont il est issu. Parce qu’il est un membre de la famille royale de sa nation. Parce qu’il évolue dans des cercles qu’il est difficile d’intégrer. Et parce qu’il ne donne que de rares interviews officielles.
Le Sheikh est parfaitement à l’aise dans les cultures arabes, occidentales ou asiatiques. Et il s’exprime parfaitement dans plusieurs langues, dont l’anglais.
Il serait une erreur fondamentale de sous-estimer Sheikh Ahmad. Il est infatigable. Et très intelligent.
Les sceptiques diraient que le Sheikh est fortement aidé, comme cela est précisé dans sa biographie Olympique, par le fait d’avoir occupé le poste de Ministre de la Sécurité Nationale du Koweït pendant 7 ans.
Le Sheikh est membre du CIO depuis 1992. L’année précédente, son père était assassiné, au deuxième jour de l’invasion iraqienne. Le fils a appris beaucoup auprès de Juan Antonio Samaranch, en particulier sur la valeur des relations humaines. Le président sortant, Jacques Rogge, l’a présenté lundi dernier comme « quelqu’un qui est comme mon jeune frère.. » Un élément-clé dans le succès du Sheikh au sein du CIO.
Cela a été dit, à maintes et maintes reprises, mais cela vaut la peine d’être répété : au sein de ce qu’on appelle « la famille Olympique », les relations humaines sont tout.
Alors, pour défendre ses campagnes, le Sheikh répète : « Logique ». Puis : « Crédibilité ». Puis, « A la fin, gagner ».
Aussi simple que cela puisse paraître, c’est tout à fait fondamental, et c’est ce qui explique le nombre de ceux qui souhaitent le rejoindre : « les hommes aiment la victoire ».
Interrogé sur la capacité des incertains à croire dorénavant en lui, le Sheikh répond : « Je pense que les gens ont tendance à croire en ces chiffres ». Une référence à la victoire de Thomas Bach, élu dès le 2ème tour.
Il plaisante : « Je ne fais pas campagne pour trouver une position au sein de la fédération internationale des journalistes ».
Puis, à nouveau, sérieusement : « Il y a des rumeurs, des médias, des RP. Finalement, vous devez l’accepter. Je pense que les gens m’acceptent ».