L’histoire n’est pas banale. Elle ne manque pas non plus d’une certaine ironie. Au moment où la Russie est menacée d’exclusion du mouvement olympique pour un purgatoire de 4 ans, l’un de ses dirigeants sportifs les plus influents, et sans aucun doute le plus fortuné, vient d’écrire de sa main une page de l’histoire de l’olympisme.
Alisher Usmanov, 66 ans, l’un des hommes les plus riches de Russie (sa fortune était estimée en 2015 à 14,4 milliards de dollars), président de la Fédération internationale d’escrime (FIE) depuis 2018, a fait don au Musée olympique de Lausanne d’un relique vieille de plus d’un siècle, rédigée à la main par Pierre de Coubertin lui-même : le manifeste olympique original de 1892, où le baron français prônait le retour des Jeux olympiques.
La cérémonie de remise du précieux document s’est déroulée lundi 10 février à Lausanne. Alisher Usmanov l’a confié avec des gestes prudents à Thomas Bach. Lequel n’a pas hésité à qualifier le moment d’historique.
Petit retour en arrière. En décembre dernier, le manifeste olympique original figure en bonne place au programme d’une vente aux enchères organisée par Sotheby’s à New York. Selon les estimations des experts, le document pourrait atteindre 1 million de dollars, voire un peu plus. Mais les enchères s’envolent rapidement. Trois acheteurs internationaux se disputent le manifeste. La bataille s’étend sur 12 minutes.
Au final, le manifeste de 14 pages trouve preneur pour la somme record de 8,8 millions de dollars. Il devient la pièce de collection de sport la plus chère de l’histoire. Il renvoie aux oubliettes un maillot de baseball des New York Yankees porté par Babe Ruth, acheté l’an passé 5,64 millions de dollars.
Sur le moment, la nouvelle fait sensation. Surtout, elle intrigue. Qui donc peut être le mystérieux acheteur, prêt à débourser plus de 8 millions de dollars pour une liasse de 14 feuilles de papier vélin, rédigées en français à l’encre sépia, au dos de formulaires d’inscription vierges pour le Congrès international sur l’éducation physique de 1889 ?
Quelques noms circulent. La Qatar est cité. Le CIO également. Alisher Usmanov reste muet.
A l’évidence, le milliardaire russe a jugé que le temps du secret était passé. Lundi, il a fait le voyage vers Lausanne pour remettre lui-même le manifeste au CIO.
« Aujourd’hui, nous assistons à l’Histoire, a suggéré Thomas Bach en recevant d’un air très solennel le précieux document. Nous sommes témoins de ce document historique, le manuscrit du discours qui a posé les fondements philosophiques du mouvement olympique. Nous assistons à un moment historique avec le retour de ce manuscrit dans sa maison olympique, l’endroit où il doit être. »
Plus sobre dans son propos, Alisher Usmanov s’est montré très pragmatique. « Je pense que le Musée olympique est l’endroit le plus approprié pour conserver ce manuscrit inestimable », a confié le dirigeant russe. Pas faux.
Selon le CIO, plusieurs pages originales du manifeste, sur lesquelles apparaissent d’énigmatiques révisions, seront exposées très prochainement au Musée olympique. Le document complet rejoindra ensuite l’exposition permanente.
Commentaire avisé du professeur Stephan Wassong, membre de l’Université allemande du sport de Cologne et président du Comité international Pierre de Coubertin : « Il convient de rendre hommage au donateur de ce précieux manuscrit au Musée olympique, lieu d’échanges, de réflexion et de compréhension sur le mouvement olympique. Un tel geste philanthropique est rare de nos jours. »
L’histoire retiendra peut-être que ce « geste philanthropique » d’un milliardaire et dirigeant sportif russe est intervenu au moment où la Russie était poussée sans ménagement hors du terrain olympique.