L’anniversaire n’a rien de réjouissant. Ce vendredi 24 février 2023 marque une année pile depuis le début de l’offensive russe en Ukraine. Douze mois, au jour près, d’un conflit dont il semble toujours aussi difficile d’envisager la suite et l’issue possible.
Cette « guerre absurde », pour reprendre l’expression du CIO, le mouvement olympique l’a abordée sans chercher longtemps ses mots et ses actes. Quatre jours après les premières frappes, l’instance aux anneaux a « recommandé » aux fédérations internationales d’exclure les athlètes russes et biélorusses de leurs compétitions. Très vite, également, un effort de solidarité a été déployé pour aider la communauté sportive ukrainienne.
Mais, avec le temps, la fermeté des premiers jours a laissé la place à une position moins tranchée. En décembre dernier, le CIO a annoncé sa volonté d’explorer une voie permettant un retour sur la scène internationale des athlètes des deux pays belligérants. Avec, en ligne de mire, leur participation sous conditions de neutralité aux Jeux de Paris 2024.
Depuis, le mouvement olympique s’est rangé en bon ordre dans le camp du CIO. Mais l’opposition à un retour des athlètes russes et biélorusses, menée par l’Ukraine, a haussé le ton, surtout parmi les pays occidentaux.
Pour tenter de mieux comprendre les dessous, mais aussi les perspectives, de l’explosif dossier russe, FrancsJeux a interrogé un expert des questions olympiques, le Suisse Jean-Loup Chappelet, professeur honoraire à l’Université de Lausanne.
FrancsJeux : Comment expliquer la volonté du CIO de réintégrer les athlètes russes et biélorusses sur la scène internationale, malgré l’opposition non seulement de l’Ukraine, mais également d’un grand nombre de pays occidentaux ?
Jean-Loup Chappelet : La première raison est juridique. N’oublions pas que Thomas Bach est un juriste. Il est écrit dans la Charte olympique que des athlètes ne peuvent pas être victimes de discrimination, y compris en raison de leur nationalité. La même résolution figure dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. Il s’agit d’un message très fort. Le CIO est obligé de respecter sa propre Charte. Dans le cas contraire, les Russes pourraient saisir le Tribunal arbitral du sport. Ils obtiendraient très certainement gain de cause. Mais la question juridique n’explique pas tout. Le CIO est également confronté sur la question des athlètes russes et biélorusses à un problème moral. Un « dilemme », pour reprendre son expression. Entre le juridique et le moral, il cherche à trouver une solution.
Comment peut-il s’en sortir ?
La fin de la guerre serait évidemment le meilleur scénario. La question ne se poserait plus dans les mêmes termes. En attendant, le CIO cherche à gagner du temps. Il attend de voir ce qui va se passer avec cette guerre. Si elle ne s’arrête pas à temps avant les Jeux de Paris 2024, il devra affronter les questions morale et juridique. Mais il reste encore plus de 500 jours avant Paris 2024. La situation peut évoluer. Surtout, les athlètes russes et biélorusses devront se qualifier. L’Asie a proposé de les accueillir cette année aux Jeux Asiatiques en Chine. Avec une certaine logique, car une grande partie de la Russie se situe du côté asiatique. Mais toutes les fédérations internationales ne seront pas d’accord. Celle du tir à l’arc, par exemple, refuse de voir les archers russes participer aux prochains Jeux Asiatiques.
Selon vous, les Russes seront-ils présents aux Jeux de Paris 2024 ?
Je ne crois pas. Il est déjà acquis qu’ils ne le seront pas dans les sports collectifs, faute de pouvoir intégrer le processus de qualification. Dans les disciplines individuelles, je ne les vois pas se rendre aux Jeux de Paris 2024, même s’ils parvenaient à se qualifier. Le CIO va rendre les conditions de participation très difficiles. Au final, la Russie ne les acceptera pas. Ses autorités ont déjà affirmé qu’elles refusaient les conditions évoquées par le CIO.
Le CIO a précisé que seuls les athlètes russes et biélorusses n’ayant pas soutenu la guerre en Ukraine pourraient revenir sur la scène internationale sous couvert de neutralité. Une telle condition est-elle réaliste ?
Tout cela ne paraît pas très clair. C’est pourquoi une coalition de pays a demandé cette semaine des clarifications sur la notion de neutralité mentionnée par le CIO. Il reviendrait aux fédérations internationales de sélectionner les athlètes russes et biélorusses éligibles à participer, une tâche qui s’annonce très difficile, sauf dans le cas où un athlète a clairement exprimé son soutien à l’offensive militaire en Ukraine. Pour les autres, personne ne connaît vraiment leur position face au conflit. Mais il faut savoir que la notion de neutralité figure seulement depuis 2018 dans la Charte olympique. Elle n’était mentionnée nulle part dans les versions antérieures.
Le CIO a recommandé l’an passé aux fédérations internationales, quatre jours seulement après le début du conflit en Ukraine, de suspendre les athlètes russes et biélorusses. Mais lui-même n’a pas exclu ses membres russes. Comment justifier une telle hypocrisie ?
Le CIO justifie sa position par le fait que ses membres ne représentent pas leur pays. Au contraire, ils sont les représentants du CIO dans leur propre pays. La situation est identique dans les fédérations internationales. Mais il est acquis que les représentants des gouvernements russe et biélorusse ne pourront pas assister aux Jeux olympiques. C’était déjà le cas aux Jeux de PyeongChang 2018 et Tokyo 2020. Certes, Vladimir Poutine était présent l’an passé aux Jeux de Pékin, mais il était invité par le président chinois, Xi Jinping, pas par le CIO.
Le mouvement olympique affiche un consensus, depuis la fin de l’an passé, pour soutenir la position du CIO sur la question russe et biélorusse. Cette unité ne risque-t-elle pas de se fissurer dans les mois à venir ?
C’est possible. Mais je pense que les fédérations internationales vont continuer à soutenir le CIO. Elles craignent de créer un précédent en continuant à suspendre des athlètes sous le prétexte que leur pays est à l’origine d’une guerre. Les conflits sont nombreux dans le monde. S’il faut interdire les athlètes issus de pays belligérants, cela peut rendre difficile l’organisation des compétitions, et parfois fausser les résultats dans les disciplines où les absents sont très performants. En plus, beaucoup de fédérations internationales dépendent financièrement des subventions du CIO. Les deux tiers d’entre elles en tirent plus de la moitié de leurs revenus.
La menace d’un boycott des Jeux de Paris 2024, brandie par l’Ukraine et plusieurs pays baltes et scandinaves, est-elle sérieuse ?
Elle l’est, mais comme ultime recours. La situation est très différente de l’époque des Jeux de Moscou 1980 et Los Angeles 1984. Aujourd’hui, les athlètes ont besoin de participer, pour leur carrière professionnelle. Le sport est leur métier. L’Ukraine boycotterait si les Russes étaient présents. Un boycott politique. Dans certains autres pays, on verrait peut-être également une concordance entre les paroles et les actes. Ailleurs, les choses s’annoncent plus compliquées. Mais je ne pense pas qu’on en arrivera là. Il reste du temps. Le dialogue va encore durer. Et il faudra surtout que les Russes réussissent à se qualifier.