Son nom reste peu connu dans l’univers olympique. Shiva Keshavan (photo ci-dessus, portant le drapeau), 42 ans, a pourtant marqué à sa façon l’histoire des Jeux d’hiver. Il a participé à six éditions consécutives, entre Nagano 1998 et PyeongChang 2018, sous les couleurs de l’Inde, dans la discipline de la luge.
Indien, lugeur, six fois olympien. Un cas d’espèce. Mais aussi un regard décalé sur l’évolution des Jeux d’hiver, leur avenir et leurs perspectives dans les pays sans grande culture des sports de neige et de glace.
A l’occasion du centième anniversaire des premiers Jeux olympiques d’hiver, à Chamonix en 1924, Shiva Keshavan a pris sa plume pour un long sujet d’opinion, à l’invitation du CIO, sur son parcours de lugeur, les défis auxquels sont confrontés les athlètes des pays « exotiques », et l’avenir des Jeux d’hiver. FrancsJeux le publie en exclusivité.
« J’ai fait mes débuts olympiques aux Jeux de Nagano 1998, dévalant une piste de glace à 149,9 km/h devant des milliers de spectateurs et des millions de téléspectateurs. À 16 ans, j’étais non seulement le plus jeune lugeur de l’histoire des Jeux à se qualifier, mais aussi le seul athlète indien de cette XVIIIe édition des Jeux olympiques d’hiver.
J’ai représenté l’Inde lors de six éditions consécutives, jusqu’aux Jeux de PyeongChang 2018. J’étais souvent le seul athlète à concourir sous les couleurs de notre beau drapeau tricolore. Pour un pays de plus d’un milliard de ressortissants, il n’y a jamais eu plus de quatre athlètes indiens en compétition aux Jeux olympiques d’hiver. C’est ce que je souhaite changer aujourd’hui.
C’est pourquoi, même si la tentation était grande de concourir pour la septième fois aux Jeux de Pékin 2022, j’ai finalement accepté le fait que j’étais arrivé au bout de ma carrière d’athlète et qu’il était temps d’œuvrer pour mon sport et les autres sports d’hiver en Inde. Les temps ont changé depuis les Jeux de Nagano 1998, les sports d’hiver sont aujourd’hui plus présents en Asie et dans d’autres régions sans réelle tradition de sports d’hiver. L’Inde, avec ses vastes régions montagneuses inexploitées, est bien placée pour prendre le tournant qui attend les sports d’hiver. Nous sommes à l’aube d’une révolution.
Ces cent dernières années, depuis les tout premiers Jeux olympiques d’hiver de Chamonix 1924, les sports d’hiver ont transformé maintes régions à travers le monde. Les Alpes en Europe, des régions d’Amérique du Nord, et quelques destinations prisées de sports d’hiver en Asie de l’Est ont eu l’honneur d’accueillir les Jeux d’hiver et, ainsi, de développer une culture de sports d’hiver et les infrastructures nécessaires. Si cela a mené à la création d’une industrie prospère de plusieurs milliards de dollars, le caractère exclusif des sports d’hiver s’est érigé comme barrière à leur réel potentiel international. En effet, il est par exemple impossible et irréalisable pour les athlètes d’Asie du Sud de se rendre chaque année en Autriche et en Suisse pour participer aux tournois et compétitions. Ils ont besoin d’infrastructures à domicile et de circuits régionaux.
En ce sens, PyeongChang 2018, Pékin 2022 et Gangwon 2024 ont joué un rôle crucial pour l’avènement des sports d’hiver en Asie. Ces éditions ont jeté les bases sur lesquelles bâtir l’avenir de ces sports sur notre continent. Harbin, la ville hôte des Jeux asiatiques d’hiver en 2025, est présentée comme LA destination touristique hivernale de l’année avec ses – 30° C affichés.
Quand on pense à l’Inde, on pense généralement à un pays tropical et on n’imagine pas qu’il abrite une magnifique chaîne de montagnes longue de 3300 kilomètres et comptant 50 millions d’habitants. Cette région se transforme en hiver, avec des milliers d’hectares recouverts d’un beau manteau blanc. Elle sert d’habitat à la panthère des neiges et même au yéti (à condition d’y croire). Le pays dispose donc déjà de toutes les ressources naturelles nécessaires pour devenir un paradis des sports d’hiver. Alors, quelle est la prochaine étape ?
Il est impossible de parler de l’avenir des sports d’hiver sans mentionner la menace qui les guette : le changement climatique. J’ai vu de mes propres yeux ses conséquences concrètes dans ma région natale. L’hiver est plus court qu’avant et les chutes de neige imprévisibles compliquent la pratique des sports d’hiver tels qu’on les connaît.
Toutefois, plutôt que de plier face à ces difficultés, nous devons nous adapter et innover. C’est avec du recul, grâce à des technologies durables et en adoptant de nouvelles approches que nous pourrons continuer à nous adonner aux sports d’hiver tout en préservant l’environnement. Ainsi, des disciplines comme le ski-alpinisme ou encore la luge sur piste naturelle sont une manière de réduire les frais d’investissement et de limiter notre impact sur l’environnement. Il serait naïf de ne pas apprendre de l’expérience des pays occidentaux, acquise au fil du temps, par tâtonnement sur tout un siècle, et ce sans une fraction des solutions à notre disposition aujourd’hui.
Cela reflète l’approche visionnaire adoptée par le CIO telle que décrite dans l’Agenda olympique 2020+5 pour l’avenir des sports et des Jeux olympiques d’hiver. En effet, le CIO a décidé de donner la priorité à la réduction de son empreinte et à la création d’avantages durables pour les villes et régions hôtes. Le climat des sites de compétition sur neige doit être fiable et les organisateurs des Jeux doivent s’engager dans la lutte contre le changement climatique, la protection de la biodiversité et la gestion des ressources limitées. Si de nouvelles infrastructures sont construites, celles-ci doivent répondre à des besoins locaux à long terme et respecter les normes les plus élevées en matière de durabilité.
En tant qu’athlète qui est né et a grandi dans l’Himalaya, ma vie a toujours été intrinsèquement liée aux sports d’hiver. Mais à la grande différence de mes contemporains élevés dans des régions de sports d’hiver traditionnelles, j’ai dû remonter à pied chacune des pistes que j’ai descendues à skis, j’ai concouru avec des skis en bois et des luges en acier récupéré sur de vieilles scies que j’avais bricolées.
Ma vie a totalement changé quand j’ai été invité à participer au programme de détection de talents de la Fédération internationale de luge et que l’on m’a initié aux pistes artificielles. Peu de temps après, j’ai été sélectionné pour bénéficier du soutien du CIO dans le cadre du programme de la Solidarité olympique et du financement dont j’avais besoin pour lancer ma carrière. Sans ces deux facteurs clés, je n’aurais jamais connu ce parcours.
C’est grâce à ces programmes à long terme mis en œuvre par le mouvement olympique que j’ai pu atteindre ces sommets. C’est pourquoi je veux aujourd’hui m’assurer que la prochaine génération d’athlètes indiens bénéficie de ces mêmes opportunités. À mes yeux, les sports d’hiver sont un vecteur de mobilité sociale et de développement durable.
Pour l’avenir des Jeux olympiques d’hiver, il est crucial de soutenir des athlètes originaires de destinations qui n’ont pas de tradition de sports d’hiver. J’ai été ravi de voir des jeunes venus de Thaïlande et de Tunisie décrocher des médailles aux Jeux olympiques de la Jeunesse (JOJ) d’hiver de Gangwon 2024. D’ailleurs, ces JOJ ont grandement bénéficié de l’héritage des Jeux de PyeongChang 2018. Cela me donne énormément d’espoir pour l’avenir.
Les sports d’hiver ont le pouvoir d’inspirer, de transformer et de nous rapprocher de la nature. Alors faisons tout notre possible pour ne pas perdre cet héritage. »